La séduction en pédagogie universitaire ? La question étonne et scandalise même. Comment peut-on croire que dans nos classes à l’université se trame en sourdine un jeu aussi pervers ? La séduction rend mal à l’aise, car elle est à quelque part associée à la tromperie, au mal, à l’immoralité et évidemment à la culpabilité. Mais la séduction c’est aussi une nécessité, voire un passage obligé car il n’y a pas d’être totalement hors-séduction. Les premières résistances passées, chacun reconnaît bien que, oui, il y a recours dans son propre enseignement.
L’objectif de ce texte est de réfléchir à ce problème controversé. De manière pragmatique, nous prenons acte de sa présence incontournable dans les relations humaines, et partant, dans l’enseignement universitaire. Ce texte tente de répondre à une question trop longtemps occultée : est-il possible de penser la séduction comme une stratégie professionnelle légitime dans la relation pédagogique ?
Enseigner, c’est jouer
Le travail enseignant, comme toute relation sociale, ressemble à un jeu. En effet, dans les rapports interpersonnels « les individus emploient ce qu’on pourrait appeler des stratégies de gain » (Goffman, 1988, p. 100). Ainsi, l’interaction sociale peut être vue « comme une série de feintes et de contre-feintes entre joueurs professionnels. » (Idem, p. 67). Chaque geste, chaque parole, chaque attitude est comme un coup joué sur l’échiquier de la relation sociale. Or, tout jeu, et l’enseignement en est un, comporte une série de caractéri – stiques : des règles, des protagonistes, des enjeux, des rapports de force, une dynamique complexe.
Des règles. Les contraintes de la situation pédagogique imposent une certaine organisation du travail enseignant. Celles-ci agissent comme des règles et structurent les comportements du professeur. Par exemple, des textes officiels définissent des programmes d’enseignement, organisés la plupart du temps autour des disciplines scientifiques, et dont la réussite est sanctionnée par des travaux ou examens. Le temps imparti à ces divers champs du savoir est minuté précisément. L’enseignement se déroule dans un espace, un local, où les étudiants sont regroupés. Cette arène détermine également le comportement des acteurs qui s’y retrouvent, tant par sa délimitation fermée que par les objets matériels qu’elle contient.
Des protagonistes.Dans ce contexte, les acteurs, étudiants et professeur, entrent dans une sorte de dynamique que Cherradi désigne sous l’appellation de « travail interactif » et qui se caractérise par le fait de mettre « en relation des individus-travailleurs ou des groupes de travailleurs avec un objet de travail qui est fait non pas de matière inerte mais d’autres individus-usagers ou d’autres groupes humains » (1990, p. 4). Ce genre de travail présente la particularité de s’exercer directement sur l’humain. Cherradi a identifié trois types de travail interactif. Le premier renvoie aux interactions de soutien qui caractérise notamment le travail médical où la rationalité instrumentale est la plus forte. L’interaction y est réduite au minimum et l’usager, ramené à l’état de quasi objet, est particulièrement dépendant. Dans le second type, la tâche se ramène principalement à un ensemble de transa – ctions qui interviennent entre un travailleur interactif, un usager et son dossier à traiter. Dans ce type d’interaction, l’usager devient à son tour un quasi-objet, c’est-à-dire un « dossier à traiter ». Enfin, dans le troisième type, l’interaction de transformation, la visée est de changer l’état d’un usager afin d’améliorer son bien-être ou son fonctionnement social. Dans ce cas, l’usager n’est pas réduit à l’état d’objet comme dans les deux premiers types, il conserve son dynamisme propre, son pouvoir d’initiative, voire sa capacité de résistance. L’enseignement renvoie plus particulièrement à cette troisième catégorie et, en ce sens, peut être qualifié de travail interactif de transformation des élèves. Comme dans tout jeu, une dynamique complexe, un chassé-croisé de regards, de gestes, de paroles s’instaure alors entre les protagonistes, professeur et étudiants, dans ce théâtre qu’est la salle de classe. Le professeur, transmet sa matière à un public, les étudiants, qui loin d’être passif, cherche à comprendre, résiste, négocie, s’absente, demande des rencontres particulières, etc.
Des enjeux. Pour le professeur, en vertu du mandat qui lui est confié par la société, l’enjeu est de réussir à agir de telle manière qu’il puisse « façonner » les étudiants qu’il a sous sa gouverne. C’est ainsi qu’il pourra gagner la joute de l’enseignement par l’apprentissage des étudiants. Par contre, pour les élèves, l’enjeu peut être différent. Ils peuvent être animés par d’autres motifs comme, par exemple, faire le minimum de lectures, suivre le cours non par intérêt mais parce qu’il est obligatoire, etc. Gagner le jeu pour les étudiants, peut donc signifier autre chose que pour le professeur. Ils peuvent donner—et ils le font souvent—l’illusion à l’enseignant qu’il a la victoire en main (qu’ils maîtrisent la matière) alors qu’en réalité ils sauvent les apparences, font semblant, travaillent seulement pour la note ou encore trichent. Joueur lui aussi, l’étudiant ne fait pas que réagir aux actions, aux « coups » de l’enseignant, c’est un joueur interactif qui agit, émet à son tour des coups en tentant d’anticiper la réaction du professeur.
On ne sait donc pas qui des enseignants ou des élèves va gagner la joute, ni comment se jouera la partie, ni quel sera le pointage, ni qui seront les « blessés » et pour combien de temps. Comme dans tout jeu, une forme d’incertitude prévaut quant au dénouement final.
Un rapport de force. Puisque les joueurs en présence ont des intérêts différents dont la satisfaction peut se réaliser aux dépens de l’adversaire, ils s’inscrivent donc dans un rapport de force. On aurait tort d’assigner à l’enseignant le rôle de meneur absolu du jeu et aux élèves celui de répondants passifs. Si cela pouvait être naguère le cas dans une organisation sociale hiérarchique fondée sur l’autorité quasi-divine du maître, ce n’est cependant plus la même chose aujourd’hui. Alors qu’autrefois l’enseignant était le maître incontesté du jeu, un nouveau rapport de force est maintenant à l’œuvre dans la classe. Le maître ne peut plus se présenter comme figure autoritaire, distante, grave, dépositaire d’un savoir incontestable qu’il transmet rationnellement et objectivement; il doit désormais se rapprocher davantage de ses élèves, décoder leurs silences, écouter leurs résistances, voire négocier avec eux.
Comme dans tout jeu, une dynamique complexe, un chassé-croisé de regards, de gestes, de paroles s’instaure alors entre les protagonistes, professeur et étudiants
Ces changements fondamentaux ont modifié consi – dérablement le rapport de force entre le professeur et les élèves, ils ont engendré un fonctionnement beaucoup plus imprévisible, dynamique et d’autant moins linéaire. En ce sens, la relation pédagogique est, comme toute interaction en face à face, « un jeu constant de dissimulation (de soi) et de fouille (de l’autre) » (Goffman, 1988, p. 67). En fait, les acteurs en présence se livrent à un exercice complexe où entre une part importante de ruse autant dans la présentation de soi que dans la capacité à deviner l’autre. Ainsi s’élabore dans la classe entre le professeur et les étudiants un véritable jeu de « feintes et de contre-feintes », de stratégies réciproques et de ruses. Dans cette partie aux innombrables coups, on aurait tort de croire que la séduction est l’apanage du professeur seul, les élèves ne sont en rien innocents et se livrent aussi à des manœuvres semblables. On aurait tort aussi de penser qu’elle ne concerne que les ordres d’enseignement inférieurs (école primaire ou secondaire). Elle trône également à l’université : qu’on observe un instant les citations savantes lancées, la gestuelle, les mots d’humour, la tenue vestimentaire, des professeurs pour se rendre compte qu’ils y déploient tout un arsenal de stratégies afin de gagner la joute, avec leurs étudiants.
Une dynamique complexe.Ce nouveau rapport de force a complexifié le jeu qui se déroule dans la classe. Nombre d’événements se produisent simultanément dans les classes et portent sur des dimensions diverses (physiques, affectives, intellectuelle, sociales, morales). Le rythme est rapide et le maître est souvent obligé de prendre des décisions en situation d’urgence dont les effets sont souvent imprévisibles. Les coups joués par le professeur et les étudiants sont publics, c’est-à-dire devant témoins, et ont un impact sur les événements à venir dans la classe car dans une partie, tous les coups comptent. C’est donc à l’intérieur de cette enceinte qu’est la classe que professeur et étudiants se rencontrent et échangent leurs coups tour à tour afin de gagner la joute.
Pour jouer à enseigner il faut ruser, c’est-à-dire séduire
S’il y a de la ruse dans toute forme d’interaction sociale, celle-ci prendra un contour particulier en enseignement : la persuasion. En effet, l’étudiant ne peut être traité comme une matière inerte, il « possède des habiletés et des capacités pour contrer, fausser, retarder et déplacer l’effet de la technologie interactive qui a pour but de le transformer ou de transformer certains de ses attributs » (Cherradi, 1990, p. 58). C’est précisément pourquoi la persuasion apparaît comme la stratégie la plus utile pour le travailleur interactif. Persuader, c’est séduire, c’est exercer une influence non seulement cognitive mais aussi affective pour contrer la résistance de l’autre. C’est influencer par la parole et le geste, c’est séduire à la fois l’esprit et le coeur. En ce sens, le travail enseignant est aussi un véritable travail émotionnel (« emotional labor »).
Justement, ce type de travail a été analysé dans un ouvrage surprenant mais fort intéressant qui porte sur les hôtesses de l’air. « The work done by the boy in the wallpaper factory called for a coordination of mind and arm, mind and finger, and mind and shoulder. We refer to it simply as physical labor. The flight attendant does physical labor when she pushes heavy meal carts through aisles, and she does mental work when she prepares for and actually organizes emergency landing and evacuations. But in the course of doing this physical and mental labor, she is also doing something more, something I define as “emotional labor.” This labor requires one to induce or suppress feeling in order to obtain the outward countenance that produces the proper state of mind in others—in this case, the sense of being cared for in a convivial and safe place. This kind of labor calls for a coordination of mind and feeling, and it sometimes draws on a source of self that we honor as deep and integral to our individuality. » (Hochschild, 1983, p. 7).
On peut penser que la relation pédagogique présente des caractéristiques comparables à celles de l’hôtesse de l’air : « La séduction pédagogique vise donc à conduire, mais par des chemins détournés, ces chemins empruntant la voie de l’affectif dans la relation maître-élèves. » (Lafon, 1992, p. 136). Le professeur porte lui aussi attention à ses attitudes, à ses paroles et à ses gestes à l’endroit des étudiants. Il sait que tout ce qu’il dit et fait est interprété et contribue ou non à atteindre ses objectifs.
Le cadre d’exercice du travail pose également des limites aux formes de séduction jugées acceptables. Pensons notamment aux normes sociales régissant les relations entre adultes et jeunes. De plus, la séduction est sollicitée par la clientèle elle-même. Imaginons un instant un professeur dont l’attitude arrogante lui dicterait des paroles méprisantes à l’endroit de ses étudiants. À n’en pas douter, il serait incapable d’établir une relation « séduisante » qui lui permettrait d’obtenir autrement que par la contrainte leur consentement pour réaliser les tâches d’apprentissage. Enfin, la relation entre le professeur et ses étudiants, comme celle entre l’hôtesse de l’air et les passagers, se déroule dans un temps et un espace limité. Par contre, le travail de l’enseignant est beaucoup plus complexe que celui de l’hôtesse de l’air car il a pour mandat de transformer les étudiants qu’il a sous sa responsabilité. De ce fait, il rencontre forcément des résistances qu’il cherche à surmonter. Pour y arriver, il doit les persuader. Il doit les séduire, c’est-à-dire courtiser leur consentement. En somme, la séduction est consubstantielle à la relation pédagogique et au travail de l’enseignant.
La séduction comme stratégie professionnelle en enseignement universitaire
L’analyse de propos recueillis par Lafon auprès d’enseignants confirme l’impossibilité pour eux de faire l’économie de la séduction dans leurs transactions quotidiennes avec les étudiants : « Dans ces entretiens qui ne sont que des “propos” sur la séduction, et les attitudes de séduction des enseignants, on ne peut constater qu’une chose : elle est dans la relation pédagogique à une place de choix, incontournable. » (1992, p. 163). Tous les maîtres qu’elle a interrogés ont admis avoir recours à certaines stratégies de séduction dans leur pratique professionnelle. « Comment exercer ce pouvoir de séduction dans la relation pédagogique? Par les mêmes “chemins détournés” de toute séduction, disons classique. Au moyen de “stratégies” qui sont autant de “manipulations,” de “procédés” pouvant aller jusqu’aux “ficelles” de “mises en scène,” qui relèvent du “théâtre,” du “cirque,” de “l’acteur,” de la “démagogie” sans oublier le “corps” même s’il est plus discrètement signalé ici, mais pas oublié pour autant… » (Lafon, 1992, p. 167-168). Cependant, s’ils ne peuvent s’en passer, ils adoptent néanmoins une position morale ambivalente à son égard. Lafon rapporte ainsi que des douze entrevues qu’elle a menées auprès de professeurs, trois la jugent franchement positive, quatre y sont farouchement opposés et cinq ont un point de vue partagé. Cela lui fera dire que : « On peut d’autre part constater que quand on parle de la séduction dans un échange, le positif et le négatif se conjuguent avec plus ou moins d’ambiguïté pour chacun, avec une marge importante de « mais » que l’on soit « pour » ou que l’on soit « contre » par principe. En bref, « Je suis pour mais il y a danger », quels que soient d’ailleurs les dangers évoqués : « Je suis contre mais il est difficile de s’en passer ». Quelles que soient les raisons avancées, dans un cas comme dans l’autre, la prise de position de départ s’alourdit ou s’allège pour justifier la trahison que l’on fait à soi-même en avançant dans sa réflexion. On se trouve ici pris dans le jeu entre principe et pratique, entre éthique et réalité du terrain. Et une fois encore, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, la séduction séduit! » (Lafon, 1992, p. 163).
Il devient donc essentiel de se poser la question suivante : est-il possible de penser la séduction comme stratégie professionnelle légitime dans la relation pédagogique? « Ce qui suppose que le maître, dès le premier contact avec le groupe, doit savoir que, quels que soient les avatars de la rencontre, il ne devra jamais perdre de vue qu’il ne peut être qu’un « objet transitionnel » vers le savoir, qu’il n’est que de passage. Il ne devra jamais oublier que doit se mettre en place un travail de deuil sur sa personne et non pas sur les savoirs qu’il détient, qu’il doit réellement abandonner son désir d’omnipotence— son fantasme d’omnipotence. » (Lafon, p. 291).
Ainsi, dans cette perspective, la séduction pédagogique diffère de celle d’un séducteur célèbre comme Don Juan en ce qu’elle exige le deuil de son propre narcissisme. En effet, les professeurs enseignent à leurs élèves à se passer d’eux : ils doivent « assumer le caractère le plus paradoxal de leur entreprise : instituer dans leur action même, le principe de leur disparition. En ce sens, leur utilité sociale se fonde sur leur capacité à accepter de devenir inutile. Il leur faut effectivement savoir mourir continuellement à l’élève, à l’étudiant, au formé. L’autonomie des partenaires est à ce prix. » (Ardoino, 1980, p. 136).
C’est ainsi que les étudiants pourront détourner progressivement leur regard du maître et le porter plutôt sur les objets de connaissance. « La réalité de la relation maîtreélève commence au-delà de la séduction première, le plaisir de l’élève se devant être d’acquérir pour lui, de s’approprier, de faire sien, et non pas de faire plaisir à l’autre. Le plaisir devient alors la victoire du « non-su » surmonté, et non pas seulement le regard de l’autre qui approuve. » (Lafon, p. 291). Il en va ainsi de la survie de l’un et de l’autre, l’enseignant en tant que professionnel centré sur l’apprentissage (et non sur lui-même) et l’élève comme apprenant en processus d’autonomie, chacun donnant ainsi sens à sa présence en classe.
Conclusion
Il est important en milieu universitaire de ne pas laisser la séduction dans l’impensé, dans l’entre-deux de la conscience. Il y a nécessité pour le maître de reconnaître les dangers inhérents à sa position de pouvoir, comme son narcissisme et sa tendance à la manipulation des élèves. Il y a aussi avantage pour le professeur d’exploiter les énormes possibi – lités qu’elle recèle. C’est en ce sens que nous parlons de la séduction comme outil de gestion du rapport à autrui dans le contexte professionnel de l’enseignement. On aurait tort de refuser la séduction en pédagogie et de la réduire à la manipulation et au mensonge en brandissant l’image de la belle âme au nom d’une soi-disant pureté des relations. On se tromperait tout autant en croyant qu’elle ne joue pas un rôle dans l’enseignement universitaire. L’analyse de son rapport à autrui dans son travail permettra à l’enseignant universitaire de mieux gérer ses stratégies de séduction afin d’en faire non pas des outils d’asservissement et de destruction de l’autre mais bien de nécessaires instruments de libération. Il est important en milieu universitaire de ne pas laisser la séduction dans l’impensé, dans l’entre-deux de la conscience. Il y a nécessité pour le maître de reconnaître les dangers inhérents à sa position de pouvoir, comme son narcissisme et sa tendance à la manipulation des élèves. Il y a aussi avantage pour le professeur d’exploiter les énormes possibi – lités qu’elle recèle. C’est en ce sens que nous parlons de la séduction comme outil de gestion du rapport à autrui dans le contexte professionnel de l’enseignement. On aurait tort de refuser la séduction en pédagogie et de la réduire à la manipulation et au mensonge en brandissant l’image de la belle âme au nom d’une soi-disant pureté des relations. On se tromperait tout autant en croyant qu’elle ne joue pas un rôle dans l’enseignement universitaire. L’analyse de son rapport à autrui dans son travail permettra à l’enseignant universitaire de mieux gérer ses stratégies de séduction afin d’en faire non pas des outils d’asservissement et de destruction de l’autre mais bien de nécessaires instruments de libération.
Clermont Gautier est Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Formation à l’enseignement et Directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE-Laval), Faculté des sciences de l’éducation, Université Laval. Stéphane Martineau est professeur au Département des sciences de l’éducation, Université du Québec à Trois-Rivières