S’il est un domaine où la séduction a mauvaise réputation, c’est bien celui de l’éducation. Les craintes proviennent du lourd sémantisme moral dont le mot séduction s’est encombré en Occident chrétien au fil de l’histoire, et dont il convient de le libérer. Il n’est pas sans intérêt de présenter une conception déculpabilisante de la séduction et de montrer le rôle irremplaçable qu’elle peut jouer dans l’enseignement. Avant de discuter de la séduction pédagogique, voyons pourquoi la séduction semble si rébarbative.

En fait, la séduction fascine autant qu’elle effraie. Elle fascine, car elle évoque des grandes histoires d’amour qui ont connu un retentissement remarquable. On se souvient de Tristan et Iseult, mais aussi de Roméo et Juliette ou d’Abélard et Héloïse, qui se sont rencontrés, séduits et aimés. La séduction effraie parce qu’on l’associe à la tromperie, à la manigance et à la corruption. Comment ne pas associer la séduction à Don Juan de Molière ou à cet inquiétant comte de Valmont dans Les liaisons dangereuses de Laclos ! Ces séducteurs ont légué à l’Occident une image bien triste de la séduction. Plus monstrueux encore est le mythe adamique dans lequel Ève séduit le premier homme. Dans le récit biblique, la séduction détourne de Dieu. Cette scène primitive de la séduction, plus précisément d’une séduction diabolique, hante encore aujourd’hui l’imaginaire chrétien. À cet égard, la séduction est associée aux manigances machiavéliques d’individus qui n’hésitent pas à utiliser la tromperie, le mensonge et la manipulation pour mystifier leurs victimes. La littérature, sans conteste, est généreuse en séducteurs et en séductrices, quelquefois romantiques, quelquefois odieusement fourbes.

Dans un article fort éclairant, le Dictionnaire historique de la langue françaisenous apprend que le mot séduction entre dans la langue au XIIe siècle. Il est emprunté au latin classique seductio, issu lui-même du verbe seducere, qui signifiait « emmener à part, à l’écart », « séparer ». Virgile a pu écrire par exemple : Mors anima seduxit artu, « La mort a séparé le corps de l’âme ». Dans le latin ecclésiastique du Moyen Âge, le mot séduction prend l’acception morale de corruption et tromperie. Avec l’idée de tromperie, le mot est passé au domaine amoureux durant la Renaissance et, aux XVIIe et XVIIIe siècles, il a pris le sens d’« entreprise de charmevisant à entraîner une femme à des relations sexuelles ». La connotation morale négative du mot séduction est donc un héritage de la langue des clercs de l’Église catholique médiévale. La figure à la source de cette image pernicieuse est le Serpent diabolique qui, en séduisant Ève, a entraîné l’humanité dans le mal, la souffrance et la mort.

Le mot séduction, dans l’usage courant, se rattache à trois champs lexicaux : celui de la chasse, celui de la guerre et celui de la magie. On dit communément « Faire la chasse à une femme », « être une proie facile pour un séducteur », « tomber dans le piège de la séduction », « user des armes de la séduction », « capituler devant un séducteur », « être enchanté, envoûté, ensorcelé par un séducteur » ou « exercer un charme irrésistible ». On voit que le champ lexical de la séduction est très vaste.

Il va de soi que les grands récits de séduction abondent en expressions appa – rtenant à ces champs lexicaux. On aura toutefois remarqué que ces champs lexicaux renvoient à trois univers importants de la civilisation médiévale, époque qui, justement, a donné au mot séduction sa connotation morale. La chasse, la guerre et la magie reflètent une conception de la séduction axée sur la domination d’un être par un autre, du chassé par le chasseur, de l’agressé par l’agresseur, de l’ensorcelé par l’ensorceleur.

 

Un professeur peut séduire par des qualités personnelles. Il est alors question de traits psychologiques ou professionnels tels que le charisme, l’empathie, la souplesse, la competence

Vue à travers ces métaphores, la séduction désigne l’action de quelqu’un qui essaie, par des moyens insidieux comme à la chasse et à la guerre, ou maléfiques comme en magie, d’attirer et de soumettre une autre personne sans que celle-ci le veuille. La séduction réfère alors à une situation lors de laquelle un individu profite de sa position de pouvoir pour contrôler, pour manipuler ou pour soumettre un autre individu. Le séducteur possède le pouvoir de tromper et de corrompre. C’est sans doute à cause de cette idée de sujétion obtenue déloyalement qui lui est accolée depuis longtemps que la séduction a si mauvaise presse et suscite tant de défiance.

Les mécanismes de la séduction ne se ramènent pas forcément à une relation fondée sur un rapport de domination et d’abus. La prise en compte de la séduction dans le domaine de l’éducation demande d’abord qu’on lui donne une plus grande extension. Habituellement, la séduction renvoie à la vie amoureuse et sexuelle qui, depuis des millénaires, est stigmatisée par la domination. Or, élevons la relation de séduction à l’acte pédagogique. Quand la séduction intervient dans l’enseignement, elle sert avant tout aux apprentissages. On parlera alors de séduction pédagogique pour parler des différentes stratégies utilisées par un professeur pour motiver les étudiants, pour soutenir leur attention, pour éveiller leur curiosité intellectuelle, pour entretenir leur persévérance, mais surtout pour les rendre autonomes dans leurs apprentissages. L’éros de la séduction pédagogique, pour faire un clin d’œil aux thèses de Platon défendues dans son Banquet, vise le savoir.

Contrairement à l’idée de domination qu’elle évoque habituellement, la séduction pédagogique implique l’intention d’amener les étudiants à s’engager dans leurs apprentissages d’une manière autonome. La séduction pédagogique ne vise pas à enchaîner à soi les étudiants, mais bien à les libérer du professeur. En ce sens, la valeur de la séduction pédagogique ne découle pas des moyens utilisés, mais de l’intention sous-jacente, du but visé. Une opération de séduction en éducation qui n’aboutirait qu’à renforcer les liens de dépendance entre le professeur et les étudiants ne relèverait que de la séduction amoureuse et n’aurait guère d’effet sur le plan pédagogique. Pour produire son plein effet, la séduction pédagogique doit être dirigée avant tout vers le savoir. Il s’agit bien du désir, pour l’étudiant, d’être responsable de ses apprentissages. Par son action séductrice, le professeur pas d’attacher les étudiants à sa personne, mais de leur donner l’envie de s’approprier, de leur propre initiative, la connaissance.

Contrairement à l’idée de domination qu’elle évoque habituellement, la séduction pédagogique implique l’intention d’amener les étudiants à s’engager dans leurs apprentissages d’une manière autonome. La séduction pédagogique ne vise pas à enchaîner à soi les étudiants, mais bien à les libérer du professeur. En ce sens, la valeur de la séduction pédagogique ne découle pas des moyens utilisés, mais de l’intention sous-jacente, du but visé. Une opération de séduction en éducation qui n’aboutirait qu’à renforcer les liens de dépendance entre le professeur et les étudiants ne relèverait que de la séduction amoureuse et n’aurait guère d’effet sur le plan pédagogique. Pour produire son plein effet, la séduction pédagogique doit être dirigée avant tout vers le savoir. Il s’agit bien du désir, pour l’étudiant, d’être responsable de ses apprentissages. Par son action séductrice, le professeur pas d’attacher les étudiants à sa personne, mais de leur donner l’envie de s’approprier, de leur propre initiative, la connaissance.

Un professeur peut séduire par des qualités personnelles. Il est alors question de traits psychologiques ou professionnels tels que le charisme, l’empathie, la souplesse, le sens de l’humour, la compétence. Chacun ira de ses propres qualités professionnelles qu’il aura appris, par essais et erreurs, à mettre en scène à sa façon. J’ai connu un professeur qui commençait son cours par quelques citations, quelquefois originales, quelquefois loufoques, de quelques grands savants. Cela était devenu un véritable rituel qui marquait le début du cours. Nous avions bien hâte d’assister à ce cours pour connaître le choix judicieux de nouvelles citations. Je me souviens des visages réjouis et allumés de mes collègues. Ce petit moment d’enchantement nous préparait à participer à ce cours de philosophie qui était d’un niveau de difficulté très élevé.

Comme en amour, le corps exerce une influence indéniable dans l’action pédagogique. Le regard du professeur, son sourire, sa posture, ses déplacements dans la classe, sa physionomie, ses mimiques, sa voix, ses gestes, son style vestimentaire sont continuellement observés et scrutés par les étudiants. Le corps transmet une foule d’impressions et d’informations qui ne laissent pas les étudiants insensibles et qui peuvent faire la différence entre un cours intéressant et un cours ennuyant.

En plus du corps, la séduction pédagogique peut s’opérer par le langage. Le verbe possède un pouvoir de séduction considérable. L’enseignant peut séduire par l’aisance de son élocution, par la richesse et la précision de son vocabulaire, par la fluidité et la clarté de son propos, par la finesse de ses analyses, par la force de persuasion de ses stratégies langa – gières. L’éducation, autant sinon plus que la politique et le droit, exige une maîtrise assurée de la langue : l’enseignement étant avant tout un acte de communication et d’interaction.

Un professeur peut également séduire ses étudiants par sa capacité de synthèse, par la variété de ses activités pédagogiques, par ses questions, par le choix de ses exemples, par son utilisation de nouvelles technologies, par son écoute de la classe, par une judicieuse sélection d’articles et de textes à lire, par son aptitude à découper les contenus d’apprentissage ou par ses travaux d’évaluation.

Enfin, le professeur peut séduire ses étudiants en leur donnant à penser et en leur offrant une meilleure compréhension des contenus d’apprentissage. Le savoir que le professeur tente de transmettre à ses étudiants, les explications qu’il leur fournit, toute son activité intellectuelle d’enseignement, en somme, possède en soi un potentiel de séduction dans la mesure où l’entreprise pédagogique qu’il mène est vouée à faire acquérir des outils conceptuels et des clés d’entendement les ouvrant à des interprétations stimulantes et éclairées. Un contenu d’enseignement peut engendrer l’ennui et l’indifférence s’il est présenté d’une manière rigide et inerte. Au contraire, il peut être source d’émerveillement intellectuel si le professeur sait s’adresser à ses étudiants avec esprit, ludisme et intelligence.

Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, la séduction pédagogique ne doit pas avoir pour objet les personnes en tant que telles, mais bien les connaissances. Quand, dans l’action pédagogique, la séduction n’agit que sur le plan interpersonnel, on ne peut parler que de séduction sentimentale et non de séduction pédagogique.

Une dérive possible de la séduction est l’endoctrinement. Même si le professeur oriente ses stratégies séductrices vers l’acquisition du savoir, il peut en même temps chercher à enfermer les étudiants dans son seul cadre épistémique et les assujettir à ses vues. Ceux-ci se trouvent alors empêchés de penser par eux-mêmes et perdent la liberté de la critique. Ils ne peuvent qu’endosser les positions du professeur sans les discuter et sont incités à les propager intégralement. Dans ces conditions, il n’est moins question du désir d’apprendre, avec ce que cela implique de doutes et de questionnements, que de soumission à des prêts à penser.

Le problème du dogmatisme nous ramène à un des traits essentiels de la séduction pédagogique, soit la liberté des étudiants. La séduction en pédagogie, c’est tout à la fois répondre aux exigences de l’institution éducative, concourir à ses grandes finalités, et établir avec les étudiants une relation où chacun, dans le respect des règles, conserve sa liberté. La séduction pédagogique fonctionne à son meilleur quand les étudiants prennent plaisir à apprendre, lorsqu’ils ont hâte d’assister au cours, lorsqu’ils se sentent motivés et plein d’entrain durant la classe, lorsque, en fait, leurs résistances à l’égard des apprentissages sont surmontées.

Il y a certes, dans la séduction pédagogique, toujours un risque de dérapage, mais quelle que soit la stratégie pédagogique utilisée, le risque de glisser dans le prosélytisme, dans l’ennui, dans la démotivation, dans la sévérité abusive, dans l’autoritarisme ou dans le laxisme sont toujours présents.

Assumer le risque de la séduction pédagogique, c’est accepter de devenir autre au contact d’autrui. C’est accepter l’étonnement devant l’inédit d’une situation d’enseignement. C’est mettre un peu d’âme, un peu d’esprit dans la monotonie de la routine. C’est résister à toutes les crispations institutionnelles. C’est refuser la répétition pour s’ouvrir à des nouvelles manières de penser et de faire. C’est tenter d’assu – mer sa position de maître en montrant le plaisir de faire ce que l’on fait. C’est dans cet espace de la séduction pédagogique que chaque professeur expérimente son rôle de pedagogue.

La séduction, dans le sens développé ici, n’est qu’une manière de dire l’importance de stratégies pédagogiques pour mettre en scène son enseignement, et pourrait-on dire, pour se mettre en scène comme professeur. À bien des égards, la pédagogie universitaire est une technique et un art qui s’apprennent bien sûr par expérience, mais aussi par une formation appropriée.

En somme, la séduction pédagogique ouvre des perspectives inouïes en enseignement. Il s’agit parfois de stratégies très personnelles et d’autres fois de stratégies qui ont fait leurs preuves. Le professeur, par son style intriguant, par ses conduites inattendues, par sa capacité d’étonner, par des habiletés à théâtraliser ses contenus de cours, par sa maîtrise d’activités d’apprentissage innovatrices, par la création d’une atmosphère sympathique, par ses questions appropriées, par ses connaissances ou simplement par son sérieux ou par sa sévérité, arrive à conserver l’attention et même à transmettre aux étudiants le goût de se former. Or, ce qui séduit les étudiants une année sera perçu comme ennuyant une autre année. La séduction pédagogique tient parfois à bien peu de chose. Toutefois, on voit que la séduction pédagogique déborde largement les seules relations amoureuses. C’est pourquoi il est juste de dire qu’elle tient une place primordiale dans l’enseignement.AM

Denis Jeffrey est Professeur titulaire et Directeur du département d’Études sur L’Enseignement et l’Apprentissage, Faculté des sciences de l’éducation, Université Laval.